« Les fous nantis de diplômes d’Afrique : la lourde compromission des intellectuels africains »
par Le Messager (Cameroun) , le 23 juin 2005, publié sur ufctogo.comL’acceptation par Edem Kodjo du poste de Premier ministre du Togo, dans un contexte de crise ouverte de légitimité, et à un moment où plus d’une intelligence même somnolente, aurait pris ses distances avec le régime autocratique du fils du défunt Eyadéma, pose un problème de crédibilité de l’intelligentsia africaine.
L’acceptation par Edem Kodjo du poste de Premier ministre du Togo, dans un contexte de crise ouverte de légitimité, et à un moment où plus d’une intelligence même somnolente, aurait pris ses distances avec le régime autocratique du fils du défunt Eyadéma, pose un problème de crédibilité de l’intelligentsia africaine.
Nous ne voulons pas dénier à un citoyen ou à certains citoyens, le droit de servir leur pays partout et à tous les niveaux. Nous ne voulons point brandir la prétention de la pureté et de la morale suprême. Nous voulons nous interroger sur la place des hommes des sciences et des lettres dans la marche du monde, l’organisation de la société, la promotion des idéaux nobles, et la défense des grands principes sans lesquels, l’humanité n’aurait jamais connu, et ne connaîtrait aucune avancée significative.
Le débat que nous inspire le cas Edem Kodjo se situe sans aucun doute dans une répétition des épisodes d’agitation des consciences, qui au Cameroun entre 1985 et 1990, déchira la classe des académiciens, divisa sensiblement l’université, et conduisit quelques érudits derrière les barreaux. Nous entendons poser à nouveau le problème, pour le réexaminer à la lumière des dernières évolutions, et alors que la misère des peuples se fait plus grande, et que le nombre d’intellectuels compromis est allé croissant. C’est ici même, dans nos colonnes, que nous évoquions déjà, le trouble que nous causaient ceux que nous désignions sous le sobriquet d’intellectuels de marmites. Lorsque les radios du monde ont annoncé la nomination de monsieur Edem Kodjo au poste de premier ministre d’une des dictatures les plus rétrogrades des temps modernes en ballottage au Togo, c’était pour le présenter par ailleurs comme un brillant universitaire, ayant enseigné à La Sorbonne. De fait cette présentation aboutit à associer tout ce que l’Afrique compte de génies des sciences et de lettres, à une grossière machination condamnée par les peuples et ridiculisée par la plus élémentaire des logiques. Faute de légitimité, on en est donc à construire un aval intellectuel, en sous-entendant, qu’un homme d’une telle élévation académique, ne saurait s’inscrire que dans le sens positif de l’histoire. Bref, de ce que furent les Cheick Anta Diop, Tchuidjang Pouémi, Mongo Béti et autre Amadou Kourouma, on n’en tient pas compte.
Il va sans dire, que la réalité qui se présente sous nos regards dorénavant, n’est point digne de gloire. Tout porte à croire, que l’académie a définitivement tourné le dos à la défense de la justice, la promotion des libertés et la défense des grands principes. Lorsque l’on s’aperçoit qu’au Cameroun, ce sont plus de trois cents universitaires qui ont apposé leurs signatures sur une pétition pour le raffermissement, le renforcement et la pérennisation de l’autocratie, on s’interroge sur l’avenir de ce pays. Leurs ancêtres furent faits esclaves malgré eux, pris au piège de la ruse des premiers explorateurs. Leurs grands parents furent colonisés, parce que la conjonction des contradictions joua en leur défaveur, la révolution industrielle aidant. Leurs parents eurent au moins le courage de commencer la guerre, de se défendre un moment, avant de succomber sous la puissance de feu des envahisseurs. Mais eux, ces enfants, devenus Docteurs en tous genres et professeurs en toutes choses, maîtres des théorèmes et des théories, n’ont rien fait d’autre, que vendre leurs âmes, trahir jusqu’au plus intime de leur honneur, et salir ce qui reste de la République, tuant au passage, tout espoir d’un Etat moderne.
Non ! ce qui est en cause, n’est point notre aversion pour un quelconque dirigeant, car profondément chrétien par ailleurs, nous ne renions pas les Ecritures saintes sur le destin divin des individus. Pourtant, tout en reconnaissant à chaque dictateur, cette chance unique de trôner à la tête d’un peuple, de décréter son arriération, le pillage de ses richesses, la prolifération des haines ethniques et la construction d’un bonheur à reculons, nous tenons à redire à haute voix, que la place de l’intellectuel, ne saurait être dans le jeu des louanges, de la peur, et de la compromission.
Lorsque l’intellectuel a peur, la société est condamnée à décrépir, à se scléroser, et à produire un genre de citoyen passif, amorphe, effrayé, et impuissant. Ma grand-mère est morte en bénissant le courage d’un fils qui avait conquis les arcanes de la science pour honorer le village, servir honnêtement son pays, et lutter efficacement pour la justice et toutes les grandes causes. Ma mère ne m’a pas demandé de bâtir des immeubles à la sueur des autres, de l’argent volé, et en me transformant en souris, rongeur des deniers publics. D’où vient-il que l’intellectuel africain soit devenu un objet aux mains de quelques fous du pouvoir ?
L’Europe industrielle est le parfait fruit non pas d’une collusion de l’intelligentsia avec la monarchie, mais d’une émulation critique permanente et surtout radicale des gens des sciences et des lettres qui organisèrent la résistance populaire avec leurs plumes, leurs paroles, et des pamphlets soutenus.
Devant la tentation obscurantiste qu’induit les autocraties sanguinaires du continent, il faut opposer une intelligence vive d’intellectuels conscients de leurs rôles dans le façonnement idéologique de l’institution politique, puis du bien-être social tout court. L’acte posé par Edem Kodjo sème le trouble, et à bien y regarder, c’est lui qui devra répondre devant le tribunal de l’histoire, de ce que le Togo deviendra à partir du décès d’Eyadema Père et des événements subséquents. Parce qu’à priori on le sait ou le dit porteur des instruments intellectuels de travail capables de comprendre les problèmes de la société et d’orienter les choix des solutions, on ne peut pas attendre de lui qu’il se dérobe demain, le jour du grand procès des générations.
Le spectacle d’ensemble est donc plus que pitoyable, car il ne saurait être question d’une démarche en repentir, ou d’une tentative d’explication qui fait appel à des circonstances exceptionnelles liées à la préservation de la paix. Certes, l’approfondissement de la misère, arme effective des autocraties qui se muent tantôt en démocraties de brousse et tantôt en démocraties sauvages, génère la perdition inévitable des intelligences, y compris certaines parmi les plus réfractaires à la corruption, mais tout de même, que plus de trois cents enseignants d’université, dans un pays devenu le symbole de la mauvaise gouvernance et du tribalisme comme le Cameroun, signent une pétition qui aboutit à les présenter sous une lumière de prostitués des temps modernes, n’est susceptible d’aucune excuse et d’aucune explication crédible.
Comment faut-il donc analyser le phénomène, et sous quel angle plus optimiste pourrait-on procéder ? Les pistes de réflexion qui s’ouvrent sont à la fois multiples, et complexes. D’abord, nous n’avons pas encore vérifié le fondement de la relation qui lie l’intellectuel au pouvoir de l’argent dans les pays pauvres, étant donné que par définition, la connaissance scientifique ouvre les portes de l’influence sociale, éventuellement convertible en capacité financière. Ensuite, il faudrait aussi chercher à comprendre pourquoi, la tentation d’un embourgeoisement insolent en passant par les voies immorales, est si ancrée dans l’intelligentsia africaine.
Si la paupérisation de l’intelligence scientifique, de la compétence académique, et du mérite professionnel, apporte un brin d’éclaircissement eu égard aux aspirations légitimes de bien-être et d’accès aux délices matérielles, elle ne saurait tout expliquer. L’égoïsme est au cœur du comportement de quelques uns à l’instar justement d’Edem Kodjo, lequel n’est pas du tout pauvre ni privé de biens consistants.
En réalité, c’est tout notre apport à la science universelle qui est en cause dans cette problématique de l’intellectuel et du pouvoir. Ces fous nantis de diplômes sont-ils finalement des intellectuels au sens de ceux qui ont gratifié l’humanité de ses plus belles découvertes, de ses plus grandes théories, et de ses avancées notoires ? Notre réponse est non. Ce qui peuple les universités en Afrique et qui se prostitue aux autocraties, n’a rien d’intellectuels, ce sont des formes d’intelligences simplifiées, sarcastiques, et nuisibles.
Shanda Tonme, "Le Messager", Yaoundé, Cameroun.
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